Camus (1913-60) |
Je sais que ce n’est pas un sujet très approprié
pour le nouvel an, mais je voudrais parler de l’ « ijime
»l’harcèlement moral, qui est très à
la mode en ce moment.
Le point de départ se trouvait dans un endroit inattendu.
Il va sans dire que le roman d’Albert Camus : « L’Etranger
» a longtemps été familier au Japon sous le
nom d’ « Ihôjin », mais semble qu’il
attire maintenant avec un nouveau titre bizarre : « Yosomono
» (ces deux termes sont tous deux des traductions d’
« étranger ».) Son traducteur était Mr
Kubota Keisaku. Lorsque la traduction est sortie, il y a un demi-siècle,
il était connu comme expert en français, et c’est
tout naturel qu’il ait été chargé de
la traduction en japonais de « L'Exil et le royaume »,
recueil de nouvelles que Camus écrivit vers la fin de sa
vie.
Mais, lorsqu’on regarde du point de vue actuel, la traduction
manque quelquefois de justesse. Ces derniers temps, j’ai utilisé
l’une de ces nouvelles « Les Muets » dans ma classe
de français à L’Asahi Culture, et j’en
ai profité pour l’étudier, et je suis tombé
sur la traduction donnée plus loin. Il s’agit en fait
de l’histoire d’une grève dans une petite manufacture
dans une ville portuaire, que l’on peut supposer être
Alger, la ville natale de Camus. Il explique ici rétrospectivement
le début de l’histoire : le patron lâche durant
une négociation concernant le salaire : "C’est
à prendre ou à laisser ; vous décidez",
et un ouvrier furieux répond :
«Qu'est-ce qu'il croit ? Avait dit Esposito, qu'on va
baisser le pantalon ? »
Dans la traduction de Kubota, il se contente de traduire littéralement
la partie soulignée.
Mais l’expression «baisser le pantalon» est
sulfureux ; puisque ces derniers temps, un élève
de 5e d’un collège du département de Fukuoka,
s’est suicidé pour s’être fait baisser
le pantalon dans les toilettes pour hommes, par un autre étudiant,
ce qui a beaucoup agité la société. Pour
cet évènement grave, il semble que la commission
d’enquête a conclu qu’il « s’agissait
plus de plaisanterie que d’"harcèlement moral".
Si on suppose que cette déduction est la bonne, il y aurait
eu un grand malentendu (misunderstanding) entre la victime et
l’agresseur, ce qui aurait provoqué cette tragédie.
Je reparlerais de cela plus tard, mais ce qui me tracasse ici,
c’est le cas de l’ouvrier que met en scène
Camus. Est-ce qu’il avait vraiment manqué se «baisser
le pantalon » ? Le mystère s’est levé
lorsque j’ai consulté un dictionnaire.
Il semble qu’il se trouve au prolongement de « baisser
pavillon » (se rendre), et parmi les expressions courantes
de la langue familière, on trouve « baisser son pantalon,
sa culotte », qui a la même signification. Il s’agit
en fait juste d’une métaphore. On pourrait donc modifier
la traduction ci-dessus.
Je cite un autre passage, encore plus intéressant, de
la même nouvelle. Un homme envoyé par le syndicat
et un employé travaillant à la manufacture depuis
longtemps sont convoqués par le patron, et demandés
de reprendre le travail en leur faisant une promesse verbale :
"Je ne le peux pas maintenant, mais lorsque les affaires
iront mieux, je réfléchirais à une augmentation
de salaire." Et comme ainsi, les négociations ayant
presque abouties, le patron se rapproche de l’envoyé
du syndicat et dit "ciao !" en tendant la main. Ce dernier
s’élance au dehors en devenant rouge de colère
et en montrant une grande hostilité. Surpris par cette
réaction, le chef devient tout blanc, et bien qu’il
se retourne vers son autre employé, ne tend pas la main,
et hurle "Allez vous faire foutre !". Pour résumer,
on peut dire que toute la persuasion du patron a été
réduit à néant par le "Chao"(C’est
bien sûr un usage dévié du mot italien ciao
: au revoir ; il s’écrit également tchao)
au moment de se séparer. Le chef voulait montrer son attachement
en employant délibérément un langage de jeunes,
mais l’employé, l’a mal interprété,
sa fierté d’ouvrier en a été blessée,
et il n’a ressenti que l’arrogance de son patron.
Quel est le mot en japonais qui est souhaitable pour mettre en
scène ce malheureux malentendu ?
Dans la traduction de Kubota, c’est « abayo ! ».
La flèche du Parthe qui la suit est « totto to usero
! ». Mais si ce dernier est satisfaisant, je ne suis pas
très satisfait du premier. Dans la conception du japonais
moderne, je pense qu’il serait plus proche du sens original
de dire « byebye » : c’est un mot qui fait vraiment
sentir la difficulté de la traduction du français
en japonais.
Bien, j’ai approfondi sur Camus sans en avoir l’intention.
Parlons maintenant de « l’harcèlement moral
», le vrai sujet de cet article.
Flaubert (1821-80) |
Comme exemple simple à donner, je citerais « Madame
Bovary », chef d’œuvre de Gustave Flaubert. C’est
la scène où le jeune Charles, qui sera l’époux
de l’héroïne, entre au collège, et à
peine a-t-il été présenté au proviseur,
subit un bizutage de la part de ses camarades de classes. L’intention
de l’auteur était certainement de montrer très
fortement, par la persistance de cette brimade (bullying) la bêtise
de celui qui deviendra un mari cocu (decieved husband) typique.
Le lecteur plutôt que d’avoir pitié de sa peine,
ne rirait-il pas avec les camarades de classe de Charles de son
embarras ; c'est-à-dire être avec ceux qui le bizutent
?
Si on cherche le mot français qui correspond à «
ijimeru », je pense qu’on pensera d’abord a «
taquiner » (karakau). Ce qui est intéressant c’est
l’explication suivante du dictionnaire franco-japonais Hakusuisha/Larousse
:
D’abord, il y a N0 (une personne)-N1 (des personnes) karakau.
Cela signifie que si le sujet et le complément d’objet
sont des personnes, le sens est que le premier taquine. Le problème,
c’est l’explication supplémentaire qui suit :
"Faire ou dire intentionnellement des choses qui vont ennuyer
N1 pour se moquer de lui. Il n’y a pas de malveillance, et
c’est plutôt une manière d’exprimer un
attachement." De plus, la phrase suivante est donnée
comme exemple.
Maman ! Paul m'a dit que je suis idiote, que je ne réussirai
rien ! ---Il ne le pense pas, il veut te taquiner.
En anglais, le verbe to tease correspondrait à ce terme.
~ a girl about her red hair (Nouveau dictionnaire anglo-japonais
Global).
En fait, ces deux verbes sont extrêmement proches du terme
japonais « karakau ». Mais si on y réfléchit
bien, cela reste l’opinion de l’agresseur (le N0 de
l’explication ci-dessus) ; et la victime (le N1), ne peut
que certainement prendre, la plupart du temps, ce comportement
comme un « ijime ». Ce fait peut avoir pour conséquence
que ce comportement peut être pris comme très proches
des verbes beaucoup plus agressifs, tels que persécuter
(to persecute) ou tourmenter (to torment). Une troisième
personne peut signaler qu’il y a un « malentendu »
entre N0 et N1, comme dans la scène précédente
de l’ouvrier et son patron, mais en réalité,
on ne peut pas empêcher que l’un d’eux soit
enragé, comme cet employé, ou de se suicider comme
ce jeune collégien japonais.
En faisant face à cette situation, tout ce que je peux
dire se résume à :
"Il est certain qu’il y a un fossé entre les
langues étrangères et le japonais, mais il ne faut
jamais oublier qu’il y en a également un entre le
japonais et le japonais."
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