Après les cours au centre culturel, je prends
le dîner avec mes étudiants, dans un bistrot situé aux environs
de la sortie ouest de la gare de Shinjuku. Comme nous le faisons
toutes les semaines, nous sommes devenus des habitués. Ce ne doit
pas être la seule raison, mais le patron (qui va bientôt fêter ses
soixante ans, m’a-t-il dit) s’est mis à apprendre le français, et
nous pose des questions lors de ses temps libres. La plupart concernent
des notions de base, et il est fréquent qu’un de mes étudiants réponde
à ma place. Mais il y a quelques jours, il a dû souffrir à propos
des verbes pronominaux, car il nous demanda un peu brusquement :
"Pourquoi dit-on encore «Je me promène » ; c’est très compliqué
!?". A ce genre de question puériles, bien que fondée à première
vue, il m’est difficile de donner une réponse immédiate, et d’autant
plus pour mes étudiants.
Ceci me rappelle que l’une des choses qui m’ont gênés lors que j’étais
chargé des cours pour débutants, étaient ces verbes pronominaux.
Ne pouvant leur trouver une bonne explication, j’ai fait une comparaison
avec l’anglais, pour commenter que, de même qu’on dit « to kill
oneself », on dit « se tuer » ; mais contrairement à l’anglais,
ceci s’est généralisé, et on combine en principe des pronoms réfléchis
aux verbes transitifs, ce qui permet de former des verbes pronominaux
pour chaque verbe transitif (même s’il y a également d’autres verbes
pronominaux intrinsèques, comme « s’en aller »). Mais en ces temps,
où même les élèves d’écoles primaires et les collégiens courent
au « suicide », ce n’est plus un bon exemple, fut-ce pour l’apprentissage
de la grammaire. De plus, la volonté et la compréhension des étudiants
de français baisse d’année en année, et pour les classes qui avaient
cours une fois par semaine, il arrivait que l’année se termine sans
atteindre la leçon sur les verbes pronominaux. Si les universités,
qui ciblent des jeunes, en sont réduites à de telles extrémités,
il est compréhensible que le patron, qui a commencé son apprentissage
à soixante ans, le qualifie de « compliqué ».
Calmement je dis à ce dernier : "Le français est sensible à
la différence entre celui qui fait l’action, et celui qui la subit.
Dans cet exemple, on a un verbe transitif : « promener », qu’on
utilise par exemple comme : « promener un chien » ; l’être humain
est celui qui « fait » l’action, et le chien, celui qui la « subit
». Mais lorsque ce verbe se combine avec le pronom réfléchi pour
former « se promener », comme « se » est le sujet, celui qui fait
l’action se confond avec celui qui la subit ; ce qui se traduit
par « sanpo suru » en japonais." En entendant cela, l’autre
s’est retiré en faisant des yeux ronds, mais je n’avais pas l’intention
de troubler le sympathique patron : si je lui ai parlé de cela,
c’est que, devant, par hasard, parler de Descartes, j’étais entrain
de lire ses Passions de l’âme , et que mon attention venait d’être
attiré par le fait que, dés le début, l’auteur commence son analyse
par l’opposition de deux pôles : "Le fait que, ce qui est une
passion pour un sujet, est toujours une action pour un autre "
René DESCARTES(1596-1650) |
Je n’ai ici nulle intention de m’approfondir sur Descartes, ni de
motifs pour le faire. Mais ce qu’il faut noter ici, c’est que lorsque
celui-ci recherche la nature des sentiments comme « la tristesse
» ou « la joie », il ne les définit pas comme un effet d’une âme
insaisissable (on peut affirmer qu’il s’agissait d’un concept partagé
par l’ensemble de la société, avant Descartes), mais de son point
de vue, le corps fonctionnait comme une machine, pour influencer
l’esprit. On peut donc dire qu’il a ouvert la voie à une explication
mécanique, pour au moins une partie des activités spirituelles de
l’être humain. Souvenons-nous que par des émissions de télévision
récentes par exemple, se sont fixés des procédés consistant à mesurer
la modification de la température ou de la pression artérielle d’une
partie du corps (comme par exemple le cerveau) à l’aide de capteurs,
et de les associer à l’intensité des sentiments, qui dévoilerait,
selon les chercheurs, le mécanisme de la machinerie humaine.
Nous acceptons inconditionnellement, au nom de la science, cet état
de fait, mais ce genre de conceptions nous vient de Descartes. De
plus, remarquons que ce changement d’idée révolutionnaire est né
de la conception «faire»/ «subir»; actif/passif.
Mais je fais remarquer par précaution ; n’oublions pas que cette
pensée cartésienne, qui considère les fonctions du corps comme celles
de machines, créa un malentendu depuis le début, et encouragea par
exemple, la pensée que, comme les chiens et les chats ne sont que
des machines dépourvus d’ « âmes », on peut les battre ou les tuer
sans remords. Descartes n’abandonna jamais sa théorie bipolaire
de la chair et de l’esprit. C’est pour cela que tout en montrant
le caractère « actif » du corps, il insista sur le fait que l’esprit
ne doit pas réagir de manière « passive » aux passions, mais les
contrôler par le travail de la raison. N’oublions pas que les Passions
de l’âme, qui expose le mécanisme de la naissance des sentiments,
est en même temps un essai sur la morale. En entendant des les informations,
qui nous parlent des êtres humains qui démembrent froidement leurs
semblables, je ressens fortement la nécessité d’écarter la compréhension
superficielle de la pensée du philosophe. Descartes respectait la
dignité humaine, et il crut toute sa vie à la toute puissance de
Dieu.
Je pense qu’il y a des lecteurs qui sont étonnés par cette digression,
alors que je parlais des verbes pronominaux. Pour ne pas changer
de sujet, comme nous avons « se promener », réfléchissons aux
termes anglais correspondants. Si je cherche par exemple son entrée
dans le dictionnaire franco-anglais Oxford-Hachette, on n’y trouve,
bien sûr, pas de verbe pronominal, mais de plus, il nous apprend
qu’il y a une subtile différence avec le terme japonais « sanpo
suru ».
Larousse
Dictionnaire français langue étrangère,
Niveau 2
|
Il est intéressant de noter que l’entrée de « se promener » commence
par la précision « pour se distraire ». « Sanpo » est en fait ce
genre d’action, mais il semble qu’il faille insister préalablement
sur ce fait avant « se promener ». Le développement de son sens,
qui le suit, est également intéressant (les numéros ont été rajoutés
par Asahina, pour des raisons pratiques).
① (à pied) to go for a walk ;
② (en voiture) to go for a drive;
③ (en bateau) to go out in a boat ;
④ (à bicyclette, à cheval) to go for a ride
Pour résumer, seul le sens ① correspond au verbe japonais « sanpo
suru », et il faudrait traduire les autres par d’autres termes
japonais si on désire respecter le sens originel. Autrement dit,
« sanpo suru » n’est qu’un des sens de « se promener » ; ici,
on se rend à nouveau compte de l’importance de la précision «
pour se distraire », ci-dessus. C'est-à-dire que l’axe de ce terme
n’est pas « marcher » auquel fait penser le japonais, mais « se
déplacer dans les environs pour se distraire », et il faut faire
attention au fait que le moyen de déplacement n’est, à ce moment,
pas limité aux « jambes ».
Cependant, selon le dictionnaire franco-japonais Hakusuisha-Larousse,
le moyen de locomotion est précisé, comme par exemple « en voiture
», dans les cas du sens ② et des suivants, et le fait que le dictionnaire
franco-anglais déjà cité, fait correspondre « I enjoy walking
» à « J'aime me promener » sont des choses qui me rassurent provisoirement,
mais il faut se garder de traduire sommairement le verbe « se
promener » par « sanpo suru », lorsqu’on le rencontre.
Pour la peine, vérifions l’entrée de l’anglais « to walk »,
dans ce dictionnaire, pour voir comment il se traduit en français
:
- (in general) : marcher ;
- (for pleasure) : se promener ;
- (not run) : aller au pas ;
- (not ride or drive) : aller à pied
Par cette explication, on comprend que le point de départ de
« se promener » est bien « sanpo suru » (dans ce cas, il y a aussi
« faire une promenade »), et ma « promenade » se termine ici.
|